Lina Bartels
L’objectif de ce projet est de mener une analyse détaillée des enjeux du recensement des langues en Suisse depuis le XIXe siècle et de mieux comprendre la place qu’occupe cet instrument dans le paysage politique helvétique. Ce projet permettra également d’accompagner l’Office fédéral de la statistique (OFS) dans l’élaboration des instruments de recensement à venir et ainsi de contribuer à une meilleure prise en compte des réalités sociolinguistiques dans l’élaboration de questionnaires thématiques sur les langues.
Il s’appuiera d’un côté sur des sources historiques, de l’autre sur des données ethnographiques et interactionnelles relevées dans le cadre d’un précédent projet du CSP, lors de la réalisation de l’ELRC 2014 (« Enquête sur la langue, la religion et la culture » de l’OFS). Il analysera la genèse et l’histoire des recensements des langues en Suisse et surtout de l’ELRC (module « langue »), les questions et catégories linguistiques prises en compte ainsi que la réception des résultats dans les milieux politiques, académiques et plus généralement dans l’espace public.
Ce projet revêt un grand intérêt en sociolinguistique, notamment en termes de compréhension des discours et des pratiques autour des recensements des langues qui révèlent nos rapports aux langues et qui composent la mise en œuvre de politiques linguistiques. Il offrira en outre une perspective inédite à d’autres disciplines, tout particulièrement aux politologues et historiens qui travaillent avec des données de recensements linguistiques.
En plus d’un rapport final (incluant des notes de synthèse) il est prévu de publier des articles scientifiques (dont un numéro spécial de « International Journal of the Sociology of Language » sur la question des recensements des langues dans le monde) et d’organiser deux workshops (en collaboration avec l’OFS), avec des sociolinguistes et des spécialistes internationaux de la démographie linguistique.
Une revue de littérature permettra également de faire le point sur l’état de la recherche menée sur ce thème.
Thèse de Philippe Humbert (2021) : (Dé)chiffrer les locuteurs: la quantification officielle des langues à l'épreuve des idéologies langagières en Suisse
L’objectif de cette thèse est d’explorer les coulisses de la quantification de la diversité linguistique à travers l’Enquête sur la langue, la religion et la culture (ELRC) en tant que lieu où des pratiques sociales et langagières se donnent à voir. Enquête réalisée par téléphone pour la première fois en 2014 par l’Office fédéral de la statistique (OFS) en Suisse, l’ELRC a pour but de générer des nombres détaillant les comportements sociolinguistiques des locuteurs, en se focalisant plus particulièrement sur des questions de plurilinguisme individuel et de diglossie. Dans une approche sociolinguistique critique, cette thèse aborde le terrain de l’ELRC à travers le concept foucaldien de gouvernementalité. Il s’agit de comprendre comment l’ELRC procède pour produire un savoir objectif sur les langues tout en pondérant des arguments scientifiques et des intérêts politiques. Le concept de gouvernementalité permet de saisir les liens entre les étapes de la production de ce savoir et des manières de penser la diversité linguistique pour exercer une forme de contrôle sur la population, plus précisément sur les locuteurs. Ancrée dans des conditions de production induisant des contraintes méthodologiques et techniques, la quantification des langues apparaît comme un projet mis à l’épreuve d’idéologies langagières : les acteurs du projet de quantification perçoivent les langues et locuteurs en fonction d’idées et croyances divergentes ou convergentes qui ont pour effet d’orienter leurs actions, voire de réguler certaines parties du processus de quantification.
Cette thèse adopte la démarche méthodologique de l’ethnographie institutionnelle. En s’appuyant sur des documents ayant servi à mener l’ELRC de bout en bout (discussions méthodologiques concernant la création du questionnaire puis le traitement des données récoltées, extraits de débats parlementaires, transcriptions d’entretiens entre répondants et enquêteurs, etc.), l’analyse porte sur les dimensions socio-historiques et interactionnelles des discours animant le processus de quantification des langues. Des idéologies langagières ambivalentes émanent des discours durant le processus de quantification. Elles ont pour effet de viser à extraire une vision plutôt monolingue des locuteurs, mais aussi de souligner leur caractère plurilingue. Si ces deux conceptions contradictoires participent d’un même projet politique de cohésion sociale, elles ont principalement deux effets durant l’ELRC. D’une part, cette ambivalence d’idéologies langagières engendre des enjeux définitoires qui complexifient les pratiques de quantification à l’OFS. D’autre part, ces idéologies agissent sur les comportements sociaux et langagiers des enquêteurs et des répondants participant à l’enquête téléphonique : répondre à des questions sur les langues revient à chercher à légitimer sa position en tant que locuteur constituant soit une menace, soit un atout pour la cohésion sociale. Cette thèse contribue à comprendre comment s’articulent des rapports de pouvoir dans le processus de production d’un savoir statistique visant à (dé)chiffrer les locuteurs.